Qu’est-ce que mourir ?
Qu’est-ce que mourir ?
Auteur : Jean-Claude Ameisen, Danièle Hervieu-Léger et Emmanuel Hirsch ; Collection : Le collège de la cité ; broché, 192 pages Prix : 8,50 €
Ouvrage collectif qui poursuit un séminaire du collège de la cité, organisé en partenariat avec l’INSERM.
Introduction
« Les sociétés de haute modernité ont en propre de soumettre cet imaginaire foisonnant de la mort et de l’après-mort à un radical désenchantement. C’est de la science désormais que l’on attend la réponse à la question : ‘Qu’est-ce que mourir ?’ »1.
Dès son introduction l’ouvrage pose un constat, celui du radical changement qui s’opère aujourd’hui dans le rapport des hommes à la mort. Autrefois, elle était un lieu, un espoir, un mystère, une crainte. Elle était tout ce que l’imaginaire humain en faisait, se déployant au-delà de la finitude de cet être qui se sait mortel. Aujourd’hui, même le mystère disparaît et la peur seule demeure. La mort est désenchantée :
Au-delà de l’aspect scientifique, la mort devient aussi une question juridique, administrative, économique. Et par là, elle perd de sa force, de son impact, de sa substance. Elle s’intègre dans le « plan » qui conduit nos comportements et nos désirs quotidiens : « Cette construction, cette démonstration de la mort, de plus en plus compliquée, annonce le règne de la justification, de la mise aux normes et en normes »2, souligne Bernard-Marie Dupont. Les différents aspects se mêlent alors pour créer dans nos sociétés une terrible incertitude : qu’est ce que la mort ? Toutes ces évolutions se cristallisent autour du médecin qui a pour fonction de déclarer le décès, d’établir la mort.
Dès lors que la conception de la mort change, les significations collectives qu’elle prend changent aussi. C’est l’émotion qui régit les nouvelles configurations de l’expérience de la mort par l’homme de la haute modernité, plus précisément l’individu et ce qu’il ressent. L’être au centre des sociétés dites individualistes devient aussi le centre des significations que pourra prendre le phénomène du mourir.
Face à un tel constat on serait tenter d’adopter une position réactionnaire, adulant un passé idéalisé ou l’exotisme contemporain de toute société qui semblerait plus proche de la nature où la communauté s’imposerait à l’individu comme un cocon rassurant et protecteur. On imaginerait alors que dans ces cadres seulement il serait possible de bien mourir. Pourtant, dans le milieu hospitalier principalement, la question du bien mourir se pose plus que jamais, et l’individu, par les conceptions qu’il se forge, confère une puissance symbolique à des gestes, à des attitudes, à des manières de faire. Bref, il élabore des rites, et crée par là même une universalité qui semble permettre une forme nouvelle de lien social.
L’ouvrage se développe ainsi dans trois perspectives assez différentes bien que liées. Il s’agit d’abord de proposer une compréhension contemporaine de la mort et du mourir au travers d’une étude des positions scientifiques et médicales. C’est ensuite le rapport des hommes à la mort qui est examiné. Enfin, une réflexion sur les conceptions de la bonne mort dans l’histoire de l’humanité imposera une mise en perspective étonnante de l’attitude contemporaine.
Conception scientifique de la mort
Nous le voyons, c’est maintenant principalement à la science que nous demandons de répondre aux questions les plus profondes que nous pouvons nous poser. Elle est donc également questionnée sur la nature de la mort. Deux éléments doivent cependant être distingués : la science pure, conceptuelle, et son champs d’application, la technique. Il serait ainsi possible de tenir deux discours différents sur la mort selon l’angle que l’on aborde.
Que peut dire la biologie, la science de la vie, de la mort ? Les recherches des biologistes ont conduit à l’idée de mort cellulaire programmée, ou de suicide cellulaire. La vie serait le résultat de l’activité répressive des cellules, empêchant leur propre destruction. En effet :
« C’est à partir d’informations contenues dans leurs gènes que nos cellules produisent les ‘exécuteurs’ capables de précipiter leur fin et les ‘protecteurs’ capables, un temps, de neutraliser ces exécuteurs. Et la survie de chaque cellule dépend, jour après jour, de sa capacité à percevoir, dans l’environnement de notre corps, les signaux moléculaires émis par d’autres cellules qui, seuls, leur permettent de réprimer le déclenchement de leur autodestruction »3.
La mort contrôlée des cellules permet le développement de l’embryon, la régénération des tissus, la lutte contre les maladies, mais conduit aussi inexorablement à la disparition de l’intégrité globale de l’individu, à la mort. Elle est donc interne à l’homme, inscrite au fondement même de son existence. Mais le problème le plus complexe apparaît lorsqu’il s’agit de comprendre la raison pour laquelle les cellules possèdent cette capacité de mettre prématurément fin à leur existence. Y-a-t-il eu une période où la mort n’était qu’accidentelle ?
Le lien profond qui se manifeste ainsi entre la vie et la mort s’exprime bien dans ce que l’on pourrait appeler le « mourir ». Il s’agit au fond du processus qui conduit l’homme de la poussière à la poussière. Dès sa conception l’homme est mourant car il se meut. Le mourir est le processus tapi au cœur de la vie humaine, et peut-être même de toute vie, qui conduit à la fois à la croissance et à la déchéance. La technique tente de s’élever contre ce fatalisme, mais pourtant elle en est encore incapable, et la mort semble pour l’homme inévitable. Un jour peut-être… Elle est pourtant bien une chance, celle de mieux vivre sa vie en son début et en sa fin, parfois de retarder l’échéance fatale, de redonner une nouvelle opportunité. Cependant :
« Vue de l’extérieur, cette ‘chance’ n’en apparaît pas moins parfois inhumaine. Des mots forts et angoissants recouvrent des états dont on ne sait, à dire vrai, ce qu’ils signifient de la vie : coma profond, état végétatif, mort clinique… La réanimation exprime au plus haut point la puissance technique et la limitation de ses possibles. Mais elle témoigne aussi de l’extraordinaire volonté médicale de l’homme pour l’homme. De son désir de vie »4.
Le désir de vie de l’homme le rendrait semblable ainsi à un objet qui doit être contrôlé, et à un produit qui doit être rentable, efficace. Ainsi l’éthique investit puissamment les réflexions sur le mourir, la fin de vie, et la puissance de la médecine en général ; elle se fait bioéthique. Au centre des conceptions nouvelles, l’homme, l’individu, ses émotions et ses pensées.
Mais qui définit la mort ? Qui nous dit que tel individu est décédé ? Nous l’avons vu, c’est le médecin. Ainsi que le souligne Bernard-Marie Dupont :
« La définition de la mort, y compris juridique, est médicale. C’est la mort médicale qui dit le décès de la personne. Qu’elle soit violente, naturelle, suspecte, sacrificielle ou volontaire, c’est le regard du médecin (au sens propre comme au sens figuré) qui déclare la mort et la clame à la face de la société »5.
Le critère qui permet désormais au spécialiste de porter un jugement est l’arrêt des fonctions cérébrales et non plus la présence manifeste du cadavre. Ainsi un homme peut être considéré comme mort, sans être pour autant un cadavre et être froid, si son cœur continue à battre artificiellement. L’idée de mort cérébrale est relativement récente. Elle a été introduite dans la littérature médicale en 1959 par Mollaret et Goulon, deux médecins français.
Le rapport de l’homme à la mort
Avec ces critères nouveaux, la compréhension de la mort change radicalement. Elle n’est plus un état, mais un mouvement. Ainsi « la distinction entre la vie et la mort semble désormais davantage une histoire de degré que de nature »6.
Face à ces changements définitionnels, l’attitude des hommes face à la mort ne peut que changer également. Un premier changement apparaît dans les problématiques éthiques nouvelles liées au don d’organes, à l’euthanasie, voire même à la recherche sur les cellules souches. Mais c’est surtout le rapport à la mort qui va évoluer. Danièle Hervieu-Léger le souligne :
« L’universalité de la mort tient avant tout à son caractère d’impératif biologique. Hors de cet impératif, il n’existe pas d’expérience première, authentique et universellement homogène de la mort. Le sens que les sociétés humaines donnent à celle-ci est, de part en part, une production sociale »7.
Chaque culture produit ainsi sa compréhension de la mort. Et nous venons de le voir, nos sociétés ont rationnalisé la mort, en rationnalisant leur rapport au monde. Les progrès de la médecine ont permis un allongement considérable de la durée de vie des individus. Il en résulte un déplacement des peurs : ce n’est plus tant la mort qui est crainte, que la longue et lente déchéance. Nous sommes confrontés à l’image de la dégradation, à la conscience de notre mortalité. Nous avons éloigné les cadavres de nos vies, mais pas les personnes âgées, qui manifestent avec autant de force l’inéluctabilité de notre mort par la dégradation qu’elles présentent.
Par ailleurs le décès est de moins en moins violent. Rares sont les morts violentes dans nos sociétés. La mort est donc moins vécue comme une fatalité. Ce sentiment se trouve renforcé par les progrès de techniques permettant de diagnostiquer et de soigner les personnes souffrantes plus efficacement que dans le passé. Par ce mouvement de rationalisation de la mort, celle-ci est parfois perçue « sous contrôle ».
Les croyances n’ont cependant pas disparu, mais évolué. L’idée d’un autre monde, lieu de rétribution, où l’on pourrait se reposer ou souffrir, disparaît de plus en plus, même chez les personnes religieuses. Les grandes sotériologies sont peut-être en voie de disparition, l’individu n’en garde pas moins le désir d’intégrer la mort dans son existence par des rites. Il faut insister sur l’individu car c’est bien lui qui détermine maintenant ce qui aura une valeur universelle : c’est lui qui élabore ses propres rites. On peut, pour attester cette évolution, considérer l’augmentation considérable du recours à la crémation et des cérémonies laïques organisées selon les vœux de la famille à cette occasion. Les nouveaux rites sont créés par et pour l’individu.
Une nouvelle configuration de la mort ?
Des croyances nouvelles se développent également, et la science devient, malgré la peur qu’elle a générée suite à aux camps de la mort et à l’utilisation de la bombe atomique, un espoir de salut. De plus en plus de personnes mettent leur foi en la puissance de la médecine et de la science moderne, espérant que la mort serait vaincue. On observe cela par le développement de la cryogénisation, pratique réservée il y a quelques années encore au domaine de la science-fiction, ou de l’idée que le clonage pourrait représenter un salut efficace pour l’individu. Cette dernière voie est représentée médiatiquement par Raël, qui prétend avoir à sa disposition une technologie permettant le clonage humain. Certes, le plus souvent, ces croyances prennent la forme de dérives, parfois sectaires. Mais l’on constate malgré tout le développement de l’idée, ou du rêve, que la science et la médecine moderne, par les évolutions qu’elles vont connaître dans les années à venir vont permettre une victoire de l’individu sur la mort. On peut penser pour s’en convaincre, au capital de sympathie dont jouissent aujourd’hui les recherches en nanotechnologies ou en Intelligence Artificielle. Par ailleurs, si les religions européennes traditionnelles perdent de leur influence, de plus en plus de personnes croient en la réincarnation.
On remarque ainsi que, dans tous les cas, c’est bien l’individu qui est au centre des préoccupations. Il ne s’agit plus de la survie de la Cité, du peuple, ou de l’humanité, mais avant tout de l’individu qui cherche, d’une manière ou d’une autre, à sauvegarder son identité, sa singularité, par un moyen ou par un autre. A l’atomisation des sociétés, à la rationalisation de la vie et de la mort et à la perte de sens qui les accompagnent, s’ajoute une subjectivation du rapport à la mort et à l’universel qui conduit l’individu à élaborer de nouveaux rites permettant de bien vivre sa mort. Ainsi selon Danièle Hervieu-Léger se dessine la nouvelle configuration de la mort :
« une configuration qui aiguise l’épreuve effrayante de la déliquescence solitaire, mais qui pousse aussi à la limite la requête d’accomplissement de la dignité tragique du sujet autonome. Mourir en sujet, c’est consentir aussi à mourir seul. Faute de pouvoir nous appuyer, pour faire face à cette épreuve, sur de grands codes de sens venus d’en haut, c’est par ‘petits bouts’, au travers de petits récits tâtonnants et d’expérimentations rituelles précaires que nous sommes amenés à en produire le sens, pour nous-mêmes et pour nos proches »8.
Une nouvelle idée de la bonne mort émerge donc : il s’agit d’assumer la solitude du mourant, tout en la dépassant par l’élaboration de rites nouveaux et propres à chaque individu. Au centre de la « bonne mort » contemporaine, l’individu et sa dignité propre, les développements singuliers et individuels n’étant guère plus que des compositions.
S’il est vrai que la bonne mort prend là une forme toute nouvelle, l’idée que la mort pourrait se dérouler plus ou moins bien, être plus ou moins authentique, a toujours été présente dans les cultures humaines. En effet, comme Danièle Hervieu-Léger le relève dans l’introduction à la dernière partie de l’ouvrage :
« Même si elle apparaît invisible, banale et anonyme, la mort de chaque individu remet indéfiniment en scène la peur de la dislocation, de la désorganisation et de l’anomie qui travaille tous les groupes humains. L’une des fonctions des rites funéraires est de conjurer cette peur en rétablissant l’ordre indispensable à la vie commune, en renouant le fil d’une continuité dont l’évènement de la mort rappelle constamment la précarité. Le traitement rituel du corps mort n’a dont pas seulement pour objet d’assurer le devenir du défunt dans l’après-mort, […], il permet aussi, en assurant la mise à distance raisonnée de celui qui n’est plus, de redessiner l’espace des vivants et de réaffirmer la victoire de la vie contre la menace inéluctable de la corruption qui guette le cadavre »9.
Le rite funéraire est au service du mort, certes, mais permet surtout à la communauté de réaffirmer sa puissance face à la mort. On touche là au rôle central de toute culture, et de toute civilisation : résister à la mort. Parce que les hommes ne peuvent pas vivre éternellement, les intégrer à la communauté par des rites permet de neutraliser la force de la mort. Il s’agit d’intégrer et de reconnaître le rôle fondamental des morts, c’est-à-dire de ceux qui ont été vivants, dans l’élaboration de la société actuelle et future.
Ainsi celui qui se savait à l’agonie devrait, dans cette perspective, agir de telle manière que son intégration sera aisée et reconnue. Si le modèle contemporain pour une intégration de ce type est sans doute à rechercher du côté des soins palliatifs et de la prise en charge des élans relationnels des personnes en fin de vie, de nombreux autres modèles ont existé. L’ouvrage se propose donc dans un dernier temps d’examiner deux figures marquantes de la mort glorieuse : celle du héros de l’antiquité, et celle du saint médiéval.
« Dans le cas du héros antique, le corps inerte, avili et abandonné, promis à la réincorporation dans le cycle de la nature et de l’oubli, est sauvé par la prise en charge des siens. Il entre dans l’immortalité en étant inscrit, par le poème, dans la mémoire de tous les autres humains. Le saint, quant à lui, entre dans l’immortalité en assumant dans son corps l’abaissement qui l’incorpore à la Passion du Christ, et le conduit, avec lui, à la gloire de la résurrection. »10
Ces deux figures frappent le contemporain car elles peuvent encore être d’actualité. Mais surtout, elles mettent en scène le corps, qui déjà, bien avant la médecine moderne et les réflexions éthiques sur le clonage et l’euthanasie11, devient le lieu ou se joue l’intégration future au sein de la communauté. Par certaines attitudes et par les rites, il est ce lieu où se nouent la vie et la mort, la communauté passée, présente et future :
« Arrachés à la déréliction par l’intervention des leurs ou par la puissance divine, le héros ou le saint disent dans leur corps le sens que revêt la mort pour la refondation de la communauté entière. »
Conclusion
La mort, que l’on prétend souvent taboue, ne cesse de faire parler d’elle et d’interroger. C’est elle que l’on trouve tapie derrière des réflexions éthiques ou politiques trop nombreuses et variées pour être ici énumérées. Que l’on pense cependant pour s’en convaincre aux débats actuels sur l’euthanasie, le clonage, la fin de vie, ou tout simplement sur la fin du monde censée survenir en 2012 selon une certaine interprétation du calendrier maya. De plus en plus, elle est pensée, prise en compte, et l’on tente peut-être enfin d’y faire face et de l’assumer, au moins théoriquement.
Le progrès des sciences et de la médecine et les bouleversements qui se sont opérés dans la conscience collective au cours du dernier siècle laissent pourtant l’esprit dans le trouble lorsqu’il s’agit de penser l’impensable fin de l’être humain. Nombreux ouvrages s’y essaient, mais très peu réussissent à présenter une vision synthétique, pertinente, et puissante des débats autour de la mort. Cet ouvrage, dirigé par Jean-Claude Ameisen, Danièle Hervieu-Léger, et Emmanuel Hirsch, fait partie de ceux qui éclairent et enrichissent quiconque s’y attarde quelque peu. Ainsi, du fait de sa pertinence, de son accessibilité, et de son utilité, nous ne saurions trop conseiller cette œuvre collective où s’expriment les spécialistes actuels les plus puissants sur la question de la mort.
la mort c’est la disparition complète de toutes sensations